Histoire du Bokken Japonais & Autres armes en bois – Avec Maître Nidome Yoshiaki

Histoire du Bokken Japonais & Entretien avec Maître Nidome Yoshiaki

A la croisée de l’art et de l’artisanat, dans les montagnes de Kyushu

Le Bokken, imitation en bois du célèbre Katana, est presque aussi ancien que ce dernier. De piètre qualité à ses débuts, utilisé principalement comme « consommable » qui pouvait être facilement changé en cas de casse, sa qualité s’améliore peu a peu avec le temps. Ce n’est qu’au début du 20ème siècle, avec la naissance des ateliers de Miyakonojo (Kyushu) que le Bokken, sabre de bois, est élevé au rang d’objet d’art. L’art japonais millénaire du travail du bois rencontre alors une tradition martiale millénaire partageant de nombreuses valeurs communes.

Maître Nidome Yoshiaki - Tanto : fabrication du Kissaki

Le sabre de bois, Bokken ou Bokuto ?

Demandez un « bokken » dans un dojo japonais, et observez la réaction de votre interlocuteur : vous ne lirez qu’incompréhension dans son regard ! Ce qui est communément appelé en occident Bokken s’appelle en réalité Bokuto au Japon. Ce n’est pas une erreur en soit puisque les Kanji utilisés : 木« boku » (bois) et 剣 « ken » (épée) font bien référence à un sabre de bois. Mais les Japonais utiliseront généralement le terme Bokuto, composé des kanji 木 « boku » (bois) et 刀 « to, katana » (sabre).

La différence ne tient donc qu’au choix de l’utilisation du Kanji « ken » plus général, car il peut faire aussi bien référence au katana qu’à une épée quelconque. Ou du kanji « to, katana » qui fait plus précisément référence au fameux sabre japonais, le katana. Pour rester dans un vocabulaire familier à nos lecteurs, nous utiliserons donc le terme Bokken dans cet article.

Le berceau de l’artisanat du « Bokken »

Dans l’histoire du Japon, le Bokken apparaît relativement tôt, notamment pour répondre à des besoins pratiques: il permet un entrainement soutenu et beaucoup moins dangereux que l’entrainement au katana.
Il a très longtemps été fabriqué sur place dans les diverses provinces où il était utilisé. C’est au début du 20ème siècle avec l’apparition des arts martiaux modernes, codifiés en Bujutsu ou Budo que sa production se concentre dans le sud du Japon, dans la région de Kyushu et plus précisément dans la ville de Miyakonojo.

Le bois que l’on récolte dans la proche forêt de Kirishima Sankei étant réputé pour sa qualité et notamment sa résilience. L’industrie du bois y est très développée, c’est donc tout naturellement que la fabrication de Bokken s’est installée dans cette région. Quant à savoir pourquoi tous les grands fabricants sont concentrés dans cette seule petite ville de campagne qu’est Miyakonojo, la raison en est aujourd’hui oubliée : aucun des artisans actuels n’a pu y répondre.

Nidome Yoshiaki, dernier grand maître d’art

De l’aveu même de tous ses pairs, d’au moins de maître Horinouchi et maître Matsuzaki, les meilleures armes sortent des ateliers de maître Nidome. La qualité de ses pièces d’autant du point de vue des finitions que du choix des matériaux, sont bien au-dessus du lot. Il en résulte des délais très importants, et son carnet de commandes est rempli pour plus d’un an.

Les frères Nidome nous ont fait l’honneur de réaliser un tanto sur mesure en bois de sunuke pour la réalisation d’une vidéo de présentation de leur travail.
Malgré la qualité du travail fourni, la reconnaissance de leurs pairs ainsi que le titre de « dento kogeishi » (maître d’art traditionnel) décerné par le gouvernement, la famille Nidome reste très humble et discrète allant jusqu’à ne pas poinçonner toutes les armes produites, ayant confiance dans le fait que la qualité de leur production se passe de marque et de marketing. Cette vidéo vous sera présentée après l’Interview de maître Nidome.


Interview avec le maître artisan de Bokken Nidome Yoshiaki

Maître Nidome Yoshiaki - Fabrication de Bokken Japonais traditionnels

Jordy Delage : Combien d’étapes dans la fabrication d’un Bokken?

Nidome Yoshiaki: Globalement, une dizaine. Il faut bien sûr au préalable effectuer la sélection du bois, acheté en gros par l’artisan puis envoyé à un spécialiste pour la découpe en planche. S’en suit un délai de séchage variant de 1 à 5 ans en fonction des bois avant qu’il ne soit possible de commencer la fabrication à proprement parler. La première étape de fabrication consiste à dessiner la forme globale des Bokken sur les planches de bois avec un patron, puis à découper ces formes à l’aide de diverses machines. C’est à ce moment que la courbure, l’épaisseur, ainsi que la hauteur se décident. Cela se fait en plusieurs étapes, chacune d’entre elles étant réalisée minutieusement en contrôlant régulièrement toutes les mesures. À partir de là il faut travailler l’arête supérieure, le mine, ainsi que le tranchant. Ces étapes sont entièrement réalisées à la main, l’artisan ayant une vingtaine de rabots à disposition en fonction de la finition souhaitée.
Le Bokken est fixé par une pointe à chaque bout le prenant en étau, grâce à un outil spécialement inventé à Miyakonojo au début du 20ème siècle pour la fabrication de Bokken. Une fois le mine terminé, nous nous retrouvons avec un Bokken n’ayant ni tsukagashira, ni kissaki et un peu plus long que sa forme finale. On commence alors à le poncer avec un grain relativement épais jusqu’à obtenir une finition grossière permettant de contrôler le travail réalisé jusqu’à présent.
Les dernières étapes seront beaucoup plus rapides : on découpe chaque bout pour faire disparaître les traces laissées par l’étau et obtenir la longueur finale souhaitée, puis le tsukagashira et le kissaki sont réalisés sur une sorte de meule en quelques minutes seulement.

NDLR:
Cette dernière étape nous a beaucoup impressionné : l’artisan travaille sans aucun repère et en sort un Bokken à la forme finale véritablement superbe. Il faudra encore poncer le tout avec un grain plus fin; tout d’abord à la machine ; puis à la main pour une finition des plus précises. Il sera ensuite rapidement poli à l’huile ou verni selon la demande du client.
Le tout aura pris environ 2 heures pour un tanto, dont la moitié sur machine. Maître Nidome précise que lors de la fabrication de 30 , 40 ou 50 pièces identiques beaucoup de temps peut être gagné, le travail est ainsi terminé en l’espace de 4 ou 5 heures en travaillant à deux sur une trentaine de pièces.

J.D : Je suppose que la fabrication de Bokken sur mesure prend beaucoup plus de temps?

N.Y.: Lorsqu’il s’agit de fabriquer une pièce sur mesure, le temps nécessaire n’est pas véritablement compressible, mais pas beaucoup plus long. Il faut environ 2 heures pour arriver au résultat final. Le calibrage de chaque machine prend énormément de temps, il n’est dans ce cas pas moins rentable de faire le travail à la main, comme cela se faisait par le passé. Si je n’ai qu’une ou deux pièces à faire, je les fais à la main sinon je calibre les machines pour gagner un peu de temps sur la quantité.

J.D. : Alors avec tout ça, combien de pièces par jour sortent de l’atelier?

N.Y. : À peine 50 pièces en moyenne, car nous faisons beaucoup de sur mesure et cela prend une grande partie de notre temps.

NDLR:
Il est déjà 18 heures et les quelques minutes qu’il nous reste avant notre retour vers la grande ville la plus proche sont consacrées à quelques questions pratiques.

J.D. : Quelle huile est utilisée pour le polissage à l’huile?

N.Y. : Il est possible d’utiliser toute huile d’entretien pour le bois mais moi je préfère l’huile de camélia (tsubaki abura), plus facile à utiliser et n’ayant pas d’odeur. Je n’aime pas les huiles aux odeurs fortes.

J.D. : Je crois comprendre que les bois précieux comme le sunuke se font de plus en plus rares, mais qu’en est-il des autres essences?

N.Y. : Il est vrai que le sunuke et le camélia se font rares et comme le temps de séchage peut durer jusqu’à 5 ans pour le sunuke, il est difficile de savoir si nous serons encore en mesure de répondre à la demande le mois prochain. En réalité, le chêne se fait également de plus en plus rare. Le véritable chêne rouge, appelé maintenant « hon akagashi » (ndlr : selon la même logique que pour le biwa / hon biwa) est devenu très difficile à trouver dans la région et dans quelques années il en sera de même pour le chêne blanc. Alors maintenant nous faisons venir du bois de tout le Japon.

J.D. : Le bois de Kyushu est très réputé pour sa qualité. L’utilisation de bois du Kanto (région de Tokyo) ou d’Hokkaido (nord du Japon) ne risque-t-elle pas de faire baisser la qualité?

N.Y. : Non pas vraiment. On a voulu donner un label au bois de la forêt de Kirishima. C’est vrai qu’il est de très bonne qualité, mais si le bois est bien sélectionné on trouve de superbes choses partout au Japon. Le chêne de Tokyo est soumis à une température plus rude et a des fibres plus serrées. Le temps de séchage est donc un peu plus long et le bois est souvent un peu plus lourd mais la qualité est bien au rendez-vous.

J.D. : Vos délais de livraison sont vraiment très longs (rires), vous ne pouvez pas embaucher ?

N.Y. : (rires) Regardez la taille de mon atelier ! Je suis toujours vraiment désolé de faire attendre mes clients aussi longtemps, mais finalement je suis persuadé qu’ils sont vraiment heureux de la qualité de nos produits. Si j’embauchais, je devrais passer du temps à former, contrôler la qualité : nous ne serions sûrement pas plus efficaces les premières années, et pour moi la qualité passe avant tout.

J.D. : Parfois, vous inscrivez votre mei (signature traditionnelle) à la main sur vos armes. Cela vous prend du temps?

N.Y. : (rires) Ah oui, ça, ça prend du temps ! Presque une heure pour graver à la main les 14 caractères. Parfois, je n’en mets que 10, pour gagner un peu de temps… Je ne pense pas que les armes que je fabrique soient destinées à atterrir dans un musée et je ne vois pas trop l’intérêt de les signer. Je le fais sur demande, mais j’avoue souvent laisser le travail de côté et faire attendre le client encore plus longtemps qu’en temps normal (rires).

J.D. : Merci beaucoup pour ce temps passé avec nous. Voudriez-vous ajouter quelque chose ?

N.Y. : Je ne suis pas très à l’aise avec votre idée de présenter notre travail, ce que nous faisons ici n’a rien d’extraordinaire, ce ne sont que des Bokkens. Je vous fais confiance pour ne pas trop nous mettre en avant.

NDLR:
Cette requête ne sera malheureusement pas respectée. La modestie et la simplicité de maître Nidome sont tout à son honneur, mais le respect que nous impose un tel savoir-faire nous empêche de faire preuve de retenue.

Fabrication d’un Tanto long en Sunuke par maître Nidome (le tanto a été désigné par notre équipe). Vous pouvez voir l’utilisation de ce tanto en action par Miyamoto Tsuruzo Shihan au Combat Games 2013 dans une démonstration Tanto vs Bokken.


Artisanat et Budo

Miyamoto Musashi dans son fameux « Traité des cinq roues » faisait un parallèle inspiré entre l’art du sabre et l’art du charpentier:
« Maintenant, je vais comparer la tactique à la spécialité du charpentier. […] En japonais, charpentier est synonyme de grande habileté. Notre tactique, elle aussi, doit être synonyme de grande habileté et c’est pourquoi je fais la comparaison avec le charpentier. »
Traité des 5 roues, Miyamoto Musashi.

Porter une technique au niveau d’un art, travailler les mêmes mouvements pendant des décennies pour atteindre un niveau de maîtrise qui défie la science, la compréhension de l’être humain moyen est quelque chose qui est à mes yeux totalement similaire à l’entrainement auquel nous autres budokas nous astreignons au quotidien.

Ce n’est pas pour rien que l’on retrouve le mot « art » dans art martial. Ce n’est pas vide de sens lorsque l’on parle de « Jutsu » pour une technique de Budo, au même titre que l’on parle de « Jutsu » (gijutsu) pour un savoir technique. Connaitre son instrument, répéter inlassablement les mêmes gestes jusqu’à une maîtrise totale, une maîtrise telle que le mouvement devient inconscient, naturel, évident. Ce sont là des mots qui nous parlent à nous Budokas.

Lorsque l’on prend en main un Bokken fabriqué par maître Nidome, l’équilibrage, le toucher, la finesse de la finition rendent une impression de perfection, cette même sensation que l’on retrouve lorsque l’on voit un maître réaliser une technique parfaite. Et lorsque ce Bokken est tenu en main par le maître qui réalise cette technique, on assiste alors à la rencontre d’un objet parfait (le bokken) avec un autre objet parfait (la technique). C’est là que l’art et le martial se rejoignent.

Tanto réalisé par Maître Nidome

Ci-dessus, le tanto réalisé par Maître Nidome dans la vidéo précédemment présentée.
Bois : Sunuke / Artisan : Nidome Yoshiaki / Design : Jordy Delage pour Miyamoto Tsuruzo Shihan

Cet article a été réécrit à partir d’un article publié en 2010 par notre équipe, enrichit par l’article que nous avons publié dans le Magazine Dragon Spéciale Aikido HS N°3.
Photos et rédaction : Jordy Delage
Montage Vidéo : Rémi Bouchez



Interview de Nidome Yoshiaki publiée en 2017

Interview vidéo détaillée publiée 3 ans plus tard.

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